L’investisseur est irrationnel, surtout dans la difficulté

Interviewé à l’occasion du World Investment Forum organisé par Amundi, le psychologue et prix Nobel d’économie Daniel Kahneman se penche sur le comportement des investisseurs.
L’expertise permet-elle d’améliorer ses chances de gagner en Bourse ?

Pas nécessairement, car l’expertise se fonde sur des disciplines carrées, régulières, comme la conduite ou les échecs. Développer une expertise dans un environnement aussi incertain que les marchés financiers est donc difficile. On se fie à son jugement plus qu’à une réelle expertise.

Que donneriez-vous comme conseil aux investisseurs aujourd’hui ?

Toute la question est de savoir si vous êtes prêt à acheter de l’expertise – ou à en acquérir vous-même – dans ces marchés pourtant imparfaits. Si vous vous lancez, le mieux est en tout cas de se tenir aux règles que l’on se fixe, selon son propre caractère, et de ne pas les abandonner en cas de déception, de pertes, de retournement. Se dire que, par exemple, on vend ses actions lorsqu’elles ont progressé d’un certain pourcentage et s’y tenir, ou garder une certaine proportion de titres risqués et d’autres plus sûrs. L’erreur la plus répandue est d’établir des règles que l’on n’est pas prêt à tenir à long terme. Pour ceux qui souhaitent rester passifs, je recommanderais simplement d’investir dans des fonds avec de faibles frais !

Les investisseurs sont donc irrationnels ?

Oui, ils sont particulièrement tentés de prendre de mauvaises décisions quand les choses évoluent mal pour eux. Dans la difficulté, ils abandonnent la raison et les règles qu’ils s’étaient fixées pour des comportements impulsifs. Suivre son intuition quand on est dans un fort état d’émotion est une très mauvaise idée ! Il est souvent considéré, dans le domaine économique, que l’homme est à la fois cartésien et égoïste. Psychologiquement, ces deux hypothèses n’ont aucun sens. L’homme est irrationnel ; la ­confiance démesurée qu’il a dans son jugement, qui est notamment à l’origine d’investissements excessifs, le démontre. Il faut savoir que la confiance est un sentiment, qui n’a rien à voir avec la pertinence de ce que l’on croit. Par ailleurs, l’économie comportementale montre que l’homme prend davantage en compte les conséquences immédiates de son action que les conséquences ultérieures, ce qui n’est pas non plus rationnel. Corollaire à cette assertion, les investisseurs ont tendance à vendre les valeurs qui ont gagné, ce qui leur procure une satisfaction, et gardent celles qui n’ont pas progressé.

Avez-vous un exemple d’expérience qui montre cette irrationalité ?

Oui, si l’on tend une pièce de monnaie à un individu et on lui dit que si elle tombe sur face il perd 1.000 €, combien pensez-vous qu’il demande à gagner si elle tombe sur pile pour être prêt à jouer ? En moyenne, il demande le double, 2.000 € ! Cela a été démontré de manière empirique, dans de nombreux contextes et divers pays. La peur de perdre de l’argent joue donc un rôle majeur dans la prise de décision. Pour un être rationnel, le risque devrait être neutre.

Vos travaux invitent à se méfier de l’intuition pour s’en remettre à la pensée raisonnée. Y a-t-il des exceptions ?

Il y a bien sûr une nuance. Lorsque l’on comprend parfaitement tous les rouages d’un système, ou que l’on a des informations privilégiées, on peut se fier davantage à ses intuitions.

Vous dites que les femmes ont de meilleures performances que les hommes en matière d’investissement. Comment l’expliquez-vous ?

Elles en font moins, tout simplement, donc elles se trompent dans des proportions moindres ! D’après les recherches qui ont été faites, les investisseurs individuels, en moyenne, se débarrassent d’actions qui gagnent un an plus tard 3,4 % de plus que celles dont ils avaient, au même moment, fait l’acquisition. Par ailleurs, les femmes sont moins versatiles, ce qui évite les décisions intempestives, souvent sources d’erreur, notamment en cas d’insuccès.

Les investisseurs réagissent-ils de façon intuitive ?

Oui, surtout les traders individuels, qui ont tendance à réagir à chaque indicateur, à chaque nouvelle, même si elle n’est pas significative. C’est moins le cas des investisseurs institutionnels, dont les performances sont meilleures. Ces derniers profitent des erreurs des investisseurs individuels.

Pensez-vous qu’il soit possible de substituer à la décision humaine des modèles mathématiques ?

La réponse est oui, et cela arrive déjà dans certains domaines. C’est surtout au big data (traitement et analyse de gigantesques quantités d’informations) que l’on doit ces avancées technologiques, qui permettent de prendre de meilleures décisions que les hommes. L’intelligence artificielle est déjà utile, entre autres, aux médecins. Mais le jour où elle se substituera aux dirigeants d’entreprises, puis dans un deuxième temps aux hommes politiques, pour les décisions de politique économique en particulier, elle constituera une réelle menace pour eux, car elle sera plus performante et commettra moins d’erreurs. Ce futur est proche, j’en suis convaincu. Cela va être très intéressant. Il sera alors beaucoup plus difficile d’être directeur général !

Le big data va-t-il aussi permettre des décisions d’investissements ?

Oui, il le permet déjà, par exemple pour certains hedge funds, ou dans le trading haute fréquence, qui ont repéré un schéma récurrent et parient dessus. Le big data peut permettre à ceux qui ont les données avant tout le monde de gagner de l’argent avant les autres. Mais il n’y aura pas de miracle. L’économie, le monde ne sont pas prévisibles !

Les économistes, tout comme les analystes financiers, n’ont pas su, pour la plupart, prévoir les crises économiques : la chance est-elle notre seule carte pour les prévisions économiques ?

Il est très clair que les économistes ont encore beaucoup de mal à élaborer des prévisions fiables. Mais, une fois encore, le big data va révolutionner les modèles de prévision. Le plus inquiétant aujourd’hui, c’est la faculté des gens à affirmer fermement leurs anticipations sur ce qui est impossible à prévoir.

Comment expliquer cette confiance des prévisionnistes ?

Il y a eu une recherche très intéressante sur le sujet. Des directeurs financiers étaient interrogés sur leurs prévisions sur le S&P sur l’année suivante. Il s’avère que leurs réponses, très précises, ne sont pas corrélées à la réalité, ou que la corrélation est légèrement négative. En fait, ils ne savent rien ! Mais il leur a été demandé par la suite ce qu’ils croyaient honnêtement, au fond d’eux-mêmes, sans devoir l’afficher publiquement. Le résultat était alors bien différent… et bien plus large : ils estimaient en moyenne à 80 % la chance pour que le S&P évolue entre – 10 % et + 30 % l’année suivante ! De telles prévisions les auraient complètement discrédités. En réalité, les prévisionnistes ont une pression que l’on ne soupçonne pas. Ils finissent par se convaincre du bien-fondé de leurs estimations.

Comment interprétez-vous le succès politique de Donald Trump ?

Son succès bouleverse les théories établies à son sujet. Son électorat rassemblait prétendument la population en colère, blanche et de classes moyenne et ouvrière. Or il est sans doute bien plus étendu que cela. Le sentiment de colère et d’insatisfaction touche les autres classes, comme les populations dont le niveau d’éducation et de formation est élevé. Ils pensent qu’une personnalité forte peut changer les choses. Bonne chance là-dessus… Ce qui est intéressant, c’est que désormais sa victoire a plus de sens. Chaque jour, elle est moins surprenante. Sa victoire était impensable il y a quelque temps. On oublie très rapidement la réalité qui existait avant une surprise. C’est comme pour la grande récession : tout le monde explique facilement aujourd’hui sa cause, alors qu’elle n’était pas si prévisible. Cela donne l’impression que le monde est prévisible, on dénie l’incertitude, ce qui nous conduit à des comportements irrationnels, car c’est illusoire. C’est un exemple de science comportementale intéressant.

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